Un pas trop de fromages

Le célèbre gastronome Jean Anthelme Brillat-Savarin avait rendu un hommage appuyé aux fromages en 1825, dans sa Physiologie du goût. Il déclarait :

«Un repas sans fromage, c’est comme une belle à qui il manque un œil.»

Eugène Sue, dans sa série des Sept Péchés Capitaux, consacre un volume à la Gourmandise. On peut y trouver le superbe repas du chanoine Dom Diego. J’ai retenu ce passage sur le fromage :

Fromage de Brie de la ferme d’Estouville, près Meaux. Cette maison a eu, pendant quarante ans, l’honneur de servir la bouche de Monsieur le Prince de Talleyrand, qui proclamait le fromage de Brie le roi des fromages (seule royauté à laquelle ce grand diplomate soit resté fidèle jusqu’à sa mort). Boire un verre ou deux de Porto tiré d’une barrique retrouvée sous les décombres du grand tremblement de terre de Lisbonne. Bénir la providence de ce miraculeux sauvetage et vider pieusement son verre.

Et pour la bonne bouche, permettez-moi de rendre hommage à un poète oublié. Fort attaché à sa Normandie natale, Georges Laisnez nous laisse ce poème[1] en 1933 :

Ballade (si j’ose dire)
Des bons fromages de chez nous

 Monselet — ah ! le friand bec
Et combien j’aime son langage ! —
N’eût pas donné même un kopeck
Du plus fin repas sans fromage…
Au fromage, je rends hommage,
Mais je prétends que, pour mon goût,
Il n’est — Ils règnent sans partage —
Bons fromages que de chez nous !

Arrosé d’un «beire[2]» un peu sec,
Le Camembert séduit le sage,
Mais la Trappe de Bricquebec,
L’ Isigny ont tous les suffrages,
Et toi qu’on salue au passage,
Livarot odorant et roux !
Mais peut-on voir, où qu’on voyage,
Bons fromages que de chez nous ?

Fromages turcs, auvergnats, grecs
Hollandais, au joufflu visage,
Bondon, Pommel vous font échec,
Le Petit Cœur vous porte ombrage !
Bondart, Pont-l’Evêque (j’enrage
De ne pouvoir les nommer tous)
Il n’est, clamons-le sans ambages,
Bons fromages que de chez nous !

                      ENVOI

Prince, en dirai-je davantage ?
Jure ici – mais jure à genoux —
Qu’on ne voit (gloire à nos herbages !)
Bons fromages que de chez nous !

Ma chère Mona, je suis heureux de voir que ce bon Georges a choisi un cidre pour honorer son camembert. L’accord est tellement évident que l’on se demande comment nos contemporains s’escriment à faire mourir leurs meilleures bouteilles en compagnie de cette pâte fleurie. Allez Mona, sortez donc deux verres, j’ai déjà ôté le muselet de ce Sydre exceptionnel produit par Eric Bordelet. Une telle perfection que les pommes rêvent toutes de finir comme çà !


[1] Poèmes couleur de temps perdu
[2] Mot de langue normande désignant le cidre

Pas folles de la messe

Madame de Marron et ses religieuses

Dans chaque région de ce beau pays de France, des merveilles culinaires nous font chavirer de contentement. L’Ain est un département particulièrement béni des dieux de la gastronomie. Depuis toujours, volailles, brochet… et écrevisses font les délices des gourmets.

Malheureusement, les écrevisses s’y font de plus en plus rares et il devient difficile de goûter à un mets qui rendit folles des religieuses à l’époque de Louis XIII.

La chronique rapporte que les nonnes du couvent de Bons avaient une vie de débauche et attachaient plus d’importance à leurs sauces mijotées qu’à la lecture des psaumes. Un évêque délégua un de ses chanoines pour les ramener à la raison, mais elles l’injurièrent et firent des gestes obscènes jusqu’à ce que le curé s’en allât. Il fallut l’intervention du cardinal Richelieu en personne pour que les sœurs quittent leur abbaye pour rejoindre Belley et habiter sous surveillance juste à coté du siège épiscopal.

 Lucien Tendret dans «La table au pays de Brillat-Savarin » rapporte que :

selon « la tradition, Mme de Marron, la dernière abbesse de Bons donna ses ordres à la sœur converse[1] chargée du travail de la cuisine en lui disant : « Ma sœur, vous apprêterez nos écrevisses à la mode de Monsieur Le Prieur ; que Dieu nous fasse miséricorde

Voici cette recette ou plutôt ce philtre composé sans doute par quelque lutin chargé de porter le feu dans les corps et dans les âmes. Ayez dix douzaines de belles écrevisses, vous les lavez successivement dans plusieurs eaux, les égouttez et les essuyez dans un linge.

Versez dans le pot au feu de cuivre, deux verres de vin blanc sec, autant de vinaigre blanc fait de vin, un verre de jus de viande, un demi verre de fine Champagne, ajoutez cinquante grammes de lard frais, deux carottes, quatre oignons moyens coupés en dés, dix échalotes, deux têtes d’ail, un bouquet de thym, de persil, de cerfeuil, le quart d’une feuille de laurier, la moitié du zeste d’une orange moyenne, une grosse poignée de sel non pilé, une poignée de poivre en grains, deux prises d’épices fines, trois fortes pincées de poivre blanc récemment moulu, deux pincées de poivre rouge (poivre long mûr, réduit en poudre), ou à défaut une demi prise de poivre de Cayenne.

Faites cuire ces éléments jusqu’à réduction de moitié du liquide, jetez-y les écrevisses, les remuez souvent ; après dix ou douze minutes, assurez-vous si elles sont cuites, les retirez, les déposez dans une soupière d’argent ou de porcelaine et les trempez du court-bouillon suffisamment réduit et passé au tamis.

Lucien Tendret pousuit :

Au moment marqué, l’amphitryon enlève le couvercle de la soupière, une légère buée monte vers les cieux, des arômes vineux et acidulés se répandent dans la salle du festin, les cœurs les plus affadis se relèvent et l’appétit renaît dans les estomacs. Le vin blanc employé doit être sec. Les  écrevisses, selon le rite du prieur, doivent être mangées chaudes.

Lorsque Mme de Marron,  l’abbesse, offrait des écrevisses cardinalisées, elle faisait servir du vin blanc de Virieu. On remplace avantageusement ce vin par celui de Champagne qu’on aura soin de glacer. Le froid fait antithèse à la chaleur produite dans la bouche par le court-bouillon de haut goût et on éprouve la sensation ressentie par le prophète Isaïe, lorsque l’ange lui purifiait les lèvres avec le charbon divin et incandescent.

Mona pas aimé qu’on la pince


[1] S’occupe des travaux quotidiens de la communauté.

Faîtes chauffer l’alcool

La table Française est hantée par deux grandes figures de la fin du XVIII° : Brillat-Savarin et Grimod de la Reynière. Je dois vous dire que j’ai toujours eu un faible pour le second. Plus Epicurien, tu meurs ! Et je crois que le bougre doit se retourner dans sa tombe quand il voit avec quelle vitesse tout fout le camp en matière de gastronomie au pays des Gaulois. Bien sûr, il reste quelques temples que le monde entier vient fréquenter, mais que de lieux où seuls les plats de l’industrie agro-alimentaire ont droit de cité : restaurants indignes de porter leur enseigne ; maisons vendues à Picard et consorts…

Ce jour, je vais aborder un sujet que seuls les plus anciens d’entre nous ont connu : le trou normand. Jusque dans les années 1970, il n’était pas concevable de ne pas boire un « coup de calva » au milieu du repas. Ce verre avait pour fonction de faciliter la digestion. De nos jours, tout çà est fini. C’est au mieux une glace à la pomme qui est servie.  Pauv’ Grimod.


Dans « L’Almanch Gourmand ou l’art de bien vivre » Alexandre-Balthazar fait l’éloge de ce qu’à l’époque on nommait le « coup du milieu » :

Un petit verre de vin de Madère ou d’absinthe, que l’on avale entre deux services pour précipiter la digestion. Mr Armand-Gouffé a fait une fort jolie chanson sur ce coup du milieu:

Nos bons aïeux aimaient à boire :
Que pouvons-nous faire de mieux ?
Versez, versez, je me fais gloire
De ressembler à mes aïeux.
Entre le Chablis que j’honore,
Et l’Aï dont je fais mon dieu,
Savez-vous ce que j’aime encore?
C’est le petit coup du milieu.

Je bois quand je me mets à table,
Et le vin m’ouvre l’appétit ;
Bientôt ce nectar délectable
Au dessert m’ouvrira l’esprit.
Si tu veux combler mon ivresse,
Viens, Amour, viens, espiègle dieu,
Pour trinquer avec ma maîtresse
M’apprêter le coup du milieu.

Et, quelques lignes plus loin, il nous propose ces vers

Ce joli coup, chers camarades,
A pris naissance dans les cieux;
Les dieux buvaient force rasades;
Buvaient enfin comme des dieux.
Les déesses, femmes discrètes,
Ne prenaient point goût à ce jeu :
Vénus, pour les mettre en goguettes,
Proposa le coup du milieu.

Aussitôt cet aimable usage
Par l’Amour nous fut apporté
Chez nous son premier avantage
Fut d’apprivoiser la beauté :
Le sexe, a Bacchus moins rebelle,
Lui rend hommage en temps et lien,
Et l’on ne voit pas une belle
Refuser le coup du milieu.

Buvons à la paix, à la gloire ;
Ce plaisir nous est bien permis ;
Doublons les rasades pour boire
A la santé de nos amis.
De Momus, disciples fidèles,
Buvons à Panard, à Chaulieu ;
Mais pour la santé de nos belles
Réservons le coup du milieu.

Fasse que nous n’oublions pas : nous sommes les héritiers d’Alexandre-Balthazar ; aussi n’abandonnons pas tout ce qui fait notre identité…
Bon Mona, impossible d’y échapper. Nous allons boire un Madère, mais un vrai ; pas un de ces trucs qui ne servent qu’à dissimuler l’odeur de pisse des rognons de porc mal lavés.

Mona, amenez deux verres, je vous prie et goûtez moi ce Barbeito Verdelho Reserve. Un bouquet mêlant miel, vanille et amandes. Une finale en bouche d’une longueur exceptionnelle.


Posthume d’hiver

brillat_savarin3En octobre 1825, Jean-Anthelme Brillat-Savarin, âgé de plus de 75 ans, publie à compte d’auteur un ouvrage : Physiologie du goût, ou méditations de gastronomie transcendante. Ce livre, référence de la gastronomie est toujours édité depuis cette date.

Le 21 janvier 1826, Charles X fait dire la première messe commémorative officielle pour l’anniversaire de la mort de son frère, Louis XVI, guillotiné le 21janvier 1793. Cet office regroupe les différents corps d’Etat. La magistrature est représentée par Brillat-Savarin qui fut Conseiller à la Cour de Cassation.  Ayant longtemps bénéficié des largesses de l’Empire, il se rend, bien que grippé, à la cérémonie pour conforter le serment de fidélité qu’il vient de faire au Roi.

L’office qui se déroule dans la Basilique de Saint Denis est interminable et le froid lui fait dire : « Ce sera la première messe pour un mort, et la dernière d’un vivant. »

Et de fait, une pneumonie l’emporte quelques jours plus tard, le 2 février.

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En 1930, Henri Androuët, grand fromager devant l’Eternel baptise un fromage du nom du grand gastronome. Parmi tous les aphorismes de son ouvrage, un des plus célèbres était un hommage au fromage : « Un repas sans fromage, c’est comme une belle à qui il manque un œil. »

Bon Mona, il est temps de saluer la mémoire de BS. Levons notre verre à ce génie. Comme il était originaire de Belley (Ain), je vous sers un vin local trop méconnu : un Cerdon demi-sec de Georges Martin. De jolies bulles aux notes de fraise et framboise.

Alexandre Balthazar Grimod de la Reynière

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Quand on est Epicurien, certains auteurs sont des incontournables. Bien sûr, Brillat-Savarin [1] reste le plus connu. Son ouvrage « Physiologie du Goût » est publié sans interruption depuis sa parution en 1825.

Mais, c’est un de ses contemporains qui retient mon attention. Sa truculence, sa démesure en font un Epicurien hors norme.

Alexandre Balthazar Grimod de la Reynière est né en 1758 à Paris, d’un père fermier général [2]. Dans sa famille, le culte de la bonne chère est inscrit : ne dit-on pas que son grand père est « mort au champ d’honneur en s’empiffrant d’un pâté de foie gras ».

Un soir, le père de Grimod de la Reynière rentre dans une auberge. Il commande une dinde, on lui indique qu’il n’y en plus. Quelqu’un vient de passer commande de la totalité des volatiles. Il voit sept belles pièces qui tournent sur la broche. Il reconnaît le client : c’est son fils Alexandre. Le père s’étonne de l’appétit de son rejeton. Ce dernier lui déclare : « vous m’avez toujours dit, Monsieur, que dans ce volatile, seul le sot-l’y-laisse [3] méritait quelque attention »; ce à quoi le père répond, « votre pratique est un peu dispendieuse pour un jeune homme, mais on ne peut pas dire qu’elle soit déraisonnable ».

Avocat, c’est à table qu’il se rend célèbre. Il organise des farces macabres : un jour, il invite les fournisseurs de son père à un dîner : à la place du père, siège un énorme cochon, revêtu de l’habit d’apparat de son père [4]. Un autre jour, il invita ses collègues avocats et les fit servir par des anciens repris de justice, habillés en galériens et tirant à leurs pieds un boulet… de fromage de Hollande.

En 1803, il édite un livre : « l’Almanach des Gourmands ». Chaque année, jusqu’en 1812, l’almanach fera le bonheur des Amphitryons [5]. On y trouve des critiques sur les restaurateurs et autres professions de bouche, écrites avec humour.

158_grimodEn 1808, parait le « Manuel des Amphitryons » qui est un traité sur l’art de bien manger et de bien recevoir.
Pour les amateurs, ces ouvrages sont encore régulièrement édités.

L’année suivante, il réunit un groupe d’amis pour créer les « jurys dégustateurs ». Chaque semaine,  ils se réunissent au Rocher de Cancale, célèbre restaurant. Ils goutaient les mets que les restaurateurs apportaient. Le jury décernait des appréciations sur les plats, les baptisait d’un nom souvent pompeux ou poétique. Les professionnels affichaient les certificats des jurys dégustateurs, ce qui pouvait leur permettre d’augmenter leur renommée. Suite à des procès intentés par des restaurants mal notés, les dégustateurs cessèrent leurs activités en 1812.

Un dernier coup d’éclat de Grimod de la Reynière, le 7 juillet 1813 : il  invita les membres des jurys dégustateurs avec un faire-part qui les conviait au dîner de ses propres funérailles. Il les reçut assis sur un catafalque avant de partager avec eux un repas pantagruélique.

Puis, il se retira dans son château de Villiers-sur-Orge, et mena une existence plus discrète, durant 25 ans, ,jusqu’à sa mort.

Grimod de la Reynière est un précurseur. On peut dire qu’il inventa la critique et la littérature gastronomique.

Mona, pour rendre hommage à Alexandre, un seul mot : Champagne !!!
Oui, je sais, c’est beau. Mais çà ne doit pas vous empêcher de sortit des flutes.


[1] Jean Anthelme Brillat-Savarin, (1755-1826) est un illustre gastronome.

[2] Financiers de l’Ancien régime en charge de collecter les impôts.

[3] Morceaux de choix des volailles.

[4] Le père avait fait fortune dans le commerce du cochon.

[5] Hôte qui offre à dîner.