Y’a pas que des gens bons

Eugène Riffault fut un écrivain gastronome qui a laissé un ouvrage régulièrement réédité : Paris à Table. C’est de ce livre qu’est extrait cette anecdote.

pig-t16123En 1830, M. Harel était directeur de l’Odéon. Il habitait le même immeuble que l’actrice Mademoiselle Georges, et que Jules Janin, metteur en scène. Or, chacun des habitants de l’endroit élevait un animal : Janin avait une chèvre; Mlle Georges, un perroquet et M. Harel possédait un cochon, mais le plus aimable cochon qu’on pût voir ; aussi le gentil animal faisait-il les délices de son maître qu’il ne quittait jamais ; il le suivait à table et dans sa chambre à coucher ; c’était un cochon à porter des manchettes.

Un jour, Mademoiselle Georges et Monsieur Janin tinrent conseil ; tous deux admiraient le cochon ; ses grâces enfantines, son grognement mélodieux, sa chair rose sous ses soies blanches, sa forme ronde, appétissante et grassouillette. Il fut décidé qu’un tel animal était, par ses charmes mêmes, destiné au festin; Janin cita plusieurs passages de l’Odyssée, pour prouver que le cochon était, dans les temps héroïques, un manger de demi-dieux : immoler ce cochon, c’était faire un acte méritoire.

Le sacrifice du cochon fut résolu. M. Harel était absent ; on tua la victime.

Le directeur rentra avec un appétit d’enfer ; les répétitions l’avaient affamé. En arrivant au logis commun, il fut surpris de l’air de fête qui régnait dans la maison ; le couvert était mis et avait des attraits qui annonçaient l’intention de plaire.

On se mit à table ; des boudins bouillants et des saucisses dorées sur le gril accompagnaient le bœuf; M. Harel leur fit le meilleur accueil.

Ces mets, qu’il ne quitta qu’à regret, furent suivis par une entrée de ragoût qu’il fêta vigoureusement; une langue à la sauce piquante vint fort à propos pour rendre à son appétit une énergie qui pouvait faiblir. Enfin, un rôt de porc frais, merveilleusement coloré par le feu, fumant, onctueux et brillant, vint mettre le comble à sa félicité; tout était tendre, à miracle.

pieds-de-porc-confitsM. Harel, charmé, se félicitait de l’excellente chère qu’il avait faite, et, dans ses extases, il ne s’aperçut pas des sombres regards que Janin et Mademoiselle Georges échangeaient en dessous. Pour compléter son bonheur, M. Harel demanda, comme saint Antoine, à voir son compagnon chéri…. on hésita…. il eut un affreux soupçon… Une table toute chargée encore des débris de cette viande !… Il poussa un cri de détresse… on lui avoua, en tremblant, qu’il venait de manger son cochon… Il eut un instant d’abattement ; puis il dit avec tranquillité :

«Vraiment, je l’aimais bien ; mais jamais il ne m’a fait autant de plaisir qu’aujourd’hui. »

Bon Mona, c’est l’heure de se faire plaisir comme dirait le Sieur Harel. J’ouvre un flacon de Bergerac de chez Luc de Conti : château tour des gendres 2007. Un apéro blanc et frais aussi bon que vous, ma chère Mona.