Homard m’a tuer

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En 1867, Théophile Gautier écrivait :

Voilà bientôt douze ans que, par un triste matin de janvier, se répandit dans Paris la sinistre nouvelle. Aux premières lueurs d’une aube grise et froide, un corps avait été trouvé, rue de la Vieille-Lanterne, pendu aux barreaux d’un soupirail, devant la grille d’un égout, sur les marches d’un escalier où sautillait lugubrement un corbeau familier qui semblait croasser, comme le corbeau d’Edgar Poe : Never, oh! never more! Ce corps, c’était celui de Gérard de Nerval, notre ami d’enfance et de collège, notre collaborateur à La Presse et le compagnon fidèle de nos bons et surtout de nos mauvais jours, qu’il nous fallut, éperdu, les yeux troublés de larmes, aller reconnaître sur la dalle visqueuse dans l’arrière-chambre de la Morgue. Nous étions aussi pâles que le cadavre, et, au simple souvenir de cette entrevue funèbre, le frisson nous court encore sur la peau.
Le pic des démolisseurs a fait justice de cet endroit infâme qui appelait l’assassinat et le suicide. La rue de la Vieille-Lanterne n’existe plus (détruite peu de temps après la mort de Nerval) que dans le dessin de Gustave Doré et la lithographie de Célestin Nanteuil, noir chef-d’œuvre qui ferait dire : «L’horrible est beau»; mais la perte douloureuse est restée dans toutes les mémoires, et nul n’a oublié ce bon Gérard, comme chacun le nommait, qui n’a causé d’autre chagrin à ses amis que celui de sa mort.

Le 26 janvier 1855, fut dressé un procès-verbal de police: «Ce matin, à sept heures et demie le dénommé Gérard Labrunie dit de Nerval a été trouvé pendu à l’enseigne de la boutique d’un serrurier rue de la Vieille Lanterne, déclaration de Laurent, sergent de ville du quatrième arrondissement ; l’individu était déjà mort, transporté au poste de l’Hôtel de Ville, secouru par deux médecins, mais en vain. Il s’est pendu avec un ruban de fil, son corps était attaché aux barreaux avec le lien, aucune trace de violence sur le cadavre.

On retrouva à son domicile une lettre dans laquelle il espérait trouver 300 francs pour passer l’hiver. Mais il faut dire que depuis plusieurs années, Gérard de Nerval sans succès et sans ressources, sombrait dans la folie. Un jour, au jardin du Palais-Royal, on aperçut Gérard traînant un homard vivant au bout d’un ruban bleu. L’histoire circula dans Paris et comme ses amis s’étonnaient, il répondit :

En quoi un homard est-il plus ridicule qu’un chien, qu’un chat, qu’une gazelle, qu’un lion ou toute autre bête dont on se fait suivre ? J’ai le goût des homards, qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer, n’aboient pas…

Dans sa jeunesse, il nous offrit ce magnifique poème : Le Temps

Le Temps ne surprend pas le sage ;
Mais du Temps le sage se rit,
Car lui seul en connaît l’usage ;
Des plaisirs que Dieu nous offrit,
Il sait embellir l’existence ;
Il sait sourire à l’espérance,
Quand l’espérance lui sourit.

Le bonheur n’est pas dans la gloire,
Dans les fers dorés d’une cour,
Dans les transports de la victoire,
Mais dans la lyre et dans l’amour.
Choisissons une jeune amante,
Un luth qui lui plaise et l’enchante ;
Aimons et chantons tour à tour !

«Illusions ! vaines images !»
Nous dirons les tristes leçons
De ces mortels prétendus sages
Sur qui l’âge étend ses glaçons ;
”Le bonheur n’est point sur la terre,
Votre amour n’est qu’une chimère,
Votre lyre n’a que des sons !“

Ah ! préférons cette chimère
A leur froide moralité ;
Fuyons leur voix triste et sévère ;
Si le mal est réalité,
Et si le bonheur est un songe,
Fixons les yeux sur le mensonge,
Pour ne pas voir la vérité.

Aimons au printemps de la vie,
Afin que d’un noir repentir
L’automne ne soit point suivie ;
Ne cherchons pas dans l’avenir
Le bonheur que Dieu nous dispense ;
Quand nous n’aurons plus l’espérance,
Nous garderons le souvenir.

Jouissons de ce temps rapide
Qui laisse après lui des remords,
Si l’amour, dont l’ardeur nous guide,
N’a d’aussi rapides transports :
Profitons de l’adolescence,
Car la coupe de l’existence
Ne pétille que sur ses bords !

Mona, un verre à la mémoire de Gérard. Que diriez-vous d’un Brunello di Montalcino 2004 ? Ce vin italien produit par le domaine Costanti est d’une belle longueur, soyeux et fruité. Un régal !