Que votre volonté soit fête

Pendant des siècles, les enfants de la noblesse avaient un chemin tout tracé. L’ainé héritait du titre et embrassait les armes; le second, quand à lui était destiné aux ordres ecclésiastiques.
C’est ce qui arriva à Gabriel-Charles de Lattaignant. Durant plus de vingt ans, bien que décrit par ses contemporains comme laid, il fut connu pour ses vers libertins et ses nombreuses conquêtes féminines.

Ainsi un de ses contemporains le présente ainsi :

Nouvel Anacréon[1], l’abbé de Lattaignant a chanté le vin, l’amitié et l’amour ; ses vers sont les enfants du badinage ; Bacchus a été son Apollon ; la jeune Iris était sa Muse ; et une table environnée d’amis, son cabinet ou son Parnasse. Poète et auteur, mais par un double prodige, poète sans fiel, et auteur sans travail, jamais l’envie, la haine, l’animosité, la vengeance n’ont animé ses écrits ; et si ses vers sont le fruit de ses veilles, c’est qu’il veillait avec les Plaisirs

Si on lui doit la chanson enfantine « J’ai du bon tabac… », il était surtout connu pour ses poèmes chantant l’amour. Libertin mais instruit, il se plait à contourner les règles dues à son statut. Ainsi, il laissera nombre de poèmes employant des métalepses[2]. Ses poésies galantes sont en fait. Son poème galant le plus connu « Le mot et la chose » est une évocation de l’amour, mais sans jamais en prononcer le mot

Le mot et la chose

Madame, quel est votre mot
Et sur le mot et sur la chose ?
On vous a dit souvent le mot,
On vous a souvent fait la chose.
Ainsi, de la chose et du mot
Pouvez-vous dire quelque chose.
Et je gagerai que le mot
Vous plaît beaucoup moins que la chose !

Pour moi, voici quel est mon mot
Et sur le mot et sur la chose.
J’avouerai que j’aime le mot,
J’avouerai que j’aime la chose.
Mais, c’est la chose avec le mot
Et c’est le mot avec la chose ;
Autrement, la chose et le mot
À mes yeux seraient peu de chose.

Je crois même, en faveur du mot,
Pouvoir ajouter quelque chose,
Une chose qui donne au mot
Tout l’avantage sur la chose :
C’est qu’on peut dire encor le mot
Alors qu’on ne peut plus la chose…
Et, si peu que vaille le mot,
Enfin, c’est toujours quelque chose !

De là, je conclus que le mot
Doit être mis avant la chose,
Que l’on doit n’ajouter un mot
Qu’autant que l’on peut quelque chose
Et que, pour le temps où le mot
Viendra seul, hélas, sans la chose,
Il faut se réserver le mot
Pour se consoler de la chose !

Pour vous, je crois qu’avec le mot
Vous voyez toujours autre chose :
Vous dites si gaiement le mot,
Vous méritez si bien la chose,
Que, pour vous, la chose et le mot
Doivent être la même chose…
Et, vous n’avez pas dit le mot,
Qu’on est déjà prêt à la chose.

Mais, quand je vous dit que le mot
Vaut pour moi bien plus que la chose
Vous devez me croire, à ce mot,
Bien peu connaisseur en la chose !
Eh bien, voici mon dernier mot
Et sur le mot et sur la chose :
Madame, passez-moi le mot…
Et je vous passerai la chose !

Voltaire, dans sa correspondance, nous laisse un poème en réponse à une lettre de l’abbé de Lattaignant (16 mai 1778) :

Lattaignant chanta les belles ;
Il trouva peu de cruelles,
Car il sut plaire comme elles :
Aujourd’hui plus généreux,
Il fait des chansons nouvelles
Pour un vieillard malheureux.

Je supporte avec constance
Ma longue et triste souffrance,
Sans l’erreur de l’espérance :
Mais vos vers m’ont consolé;
C’est la seule jouissance
De mon esprit accablé.

Mona, mon petit, Lattaignant fut chanoine à Reims. Aussi, nous goûterons un Champagne : le rosé de Bollinger est fruité, long en bouche… du vin, quoi !


[1] Poète grec qui se consacra principalement à la poésie amoureuse et à la poésie de banquet (VI° siècle av JC)

[2] Figure rhétorique qui sert à « taire tout en disant »

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