Loin des œufs, loin du coeur

J'aime être à l'aise pour cuisiner
J’aime être à l’aise pour cuisiner

La saison des truffes bat son plein en Périgord même si c’est une petite année en terme de production. Après la folie des fêtes, le marché de Saint-Alvère a retrouvé un peu de sérénité. Mais si chaque lundi, les quelques kilos de truffes ne mettent pas longtemps à être venus. Les amateurs sont toujours au rendez-vous.
Et figurez-vous que j’y suis allée. Ayant ramené quelques spécimens de ce Tuber melanosporum, je me suis mise en cuisine. Le diamant noir est un des must de la gastronomie du sud-ouest. Et pourtant les préparations les plus simples sont les meilleures pour ce champignon. Aussi, c’est finement tranché, un peu de fleur de sel sur une fine tranche de pain légèrement grillé que je sers la truffe durant un apéritif. Puis la traditionnelle brouillade aux œufs servie avec la râpe qui verse généreusement des lamelles du précieux champignon. Pour cette occasion, j’avais invité Lépicurien. Secrètement, j’espérais que Brillat-Savarin avait raison. Lisez donc : 

Monsieur, me dit-elle, dans le temps où l’on soupait encore, je soupai un jour chez moi en trio avec mon mari et un de mes amis. Verseuil (c’était le nom de cet ami) était beau garçon, ne manquait pas d’esprit, et venait souvent chez moi; mais il ne m’avait jamais rien dit qui pût le faire regarder comme mon amant; et s’il me faisait la cour, c’était d’une manière si enveloppée qu’il n’y a qu’une sotte qui eût pu s’en fâcher. Il paraissait, ce jour-là, destiné à me tenir compagnie pendant le reste de la soirée, car mon mari  avait un rendez-vous d’affaires, et devait nous quitter bientôt. Notre souper, assez léger d’ailleurs, avait cependant pour base une superbe volaille truffée. Le subdélégué de Périgueux nous l’avait envoyée. En ce temps, c’était un cadeau ; et d’après son origine, vous pensez bien que c’était une perfection. Les truffes surtout étaient délicieuses, et vous savez que je les aime beaucoup : cependant je me contins; je ne bus aussi qu’un seul verre de Champagne; j’avais je ne sais quel pressentiment de femme que la soirée ne se passerait pas sans quelque événement. Bientôt mon mari part il et me laissa seule avec Verseuil, qu’il regardait comme tout à fait sans conséquence. La conversation roula d’abord sur des sujets indifférents; mais elle ne  tarda pas à prendre une tournure plus serrée et plus intéressante. Verseuil fut successivement flatteur, expansif, affectueux, caressant, et voyant que je ne faisais que plaisanter de tant de belles choses, il devint si pressant que je ne pus plus me tromper sur ses prétentions. Alors je me réveillai comme d’un songe, et me défendis avec d’autant plus de franchise que mon cœur ne me disait rien pour lui. Il persistait avec une action qui pouvait devenir tout à fait offensante ; j’eus beaucoup de peine à le ramener ; et j’avoue à ma honte que je n’y parvins que parce que j’eus l’art de lui faire croire que toute espérance ne lui serait pas interdite. Enfin il me quitta; j’allai me coucher et dormis tout d’un somme. Mais le lendemain fut le jour du jugement ; j’examinai ma conduite de la veille et je la trouvai répréhensible. J’aurais dû arrêter Verseuil dès les premières phrases et ne pas me prêter à une conversation qui ne présageait rien de bon. Ma fierté aurait dû se réveiller plus tôt, mes yeux s’armer de sévérité ; j’aurais dû sonner, crier, me fâcher, faire enfin tout ce que je ne fis pas. Que vous dirai-je, monsieur? je mis tout cela sur le compte des truffes; je suis réellement persuadée qu’elles m’avaient donné une prédisposition dangereuse; et si je n’y renonçai pas (ce qui eût été trop rigoureux), du moins je n’en mange jamais sans que le plaisir qu’elles me causent ne soit mêlé d’un peu de défiance.

Un aveu, quelque franc qu’il soit, ne peut jamais faire doctrine. J’ai donc cherché des renseignements ultérieurs ; j’ai rassemblé mes souvenirs, j’ai consulté les hommes qui, par état, sont investis de plus de confiance individuelle ; je les ai réunis en comité, en tribunal, en sénat, en sanhédrin, en aréopage, et nous avons rendu la décision suivante pour être commentée par les littérateurs du vingt-cinquième siècle.

La truffe n’est point un aphrodisiaque positif ; mais elle peut, en certaines occasions, rendre les femmes plus tendres et les hommes plus aimables.

Ben, je peux vous dire que Lépicurien, ça lui a rien fait… Le dîner terminé, il s’est assoupi sur la banquette avant de réaliser que le lendemain, il faudrait être de bonne heure et de bonne humeur au bureau. Il a attrapé son imper et m’a quittée sans un regard langoureux… Aussi, Monsieur Brillat-Savarin, j’aurais aimé que vous expliquiez d’avantage le «en certaines circonstances».

Mona encore une grosse envie… de truffes